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le  Centre de  Documentation  Historique sur l'Algérie

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Notez bien que ce document a été écrit en 1837 et la personnalité de l'auteur.

Seule la partie concernant Blida est présentée

 

BLIDAH

 

Celle ville est située à huit lieues d'Alger, dans la partie méridionale de la plaine de Mithidjah, sur une pente du Petit-Atlas, dans une contrée charmante au milieu de quelques bois d'orangers et de citronniers. Son étendue comprend environ le tiers de celle d'Alger; elle est bâtie à l'instar de cette dernière, quoiqu'avec un peu plus de simplicité. L'on y voit jusqu'à ce jour les traces du tremblement de terre, qui, en 1825, menaça de la détruire. Les habitants, au nombre de 15.000 , sont laborieux et industrieux ; ils s'adonnent à la fabrication de différentes étoffes et font le commerce de blé ; la position favorable de la ville entre la capitale et l'intérieur du pays lui a donné un certain degré d'aisance et de prospérité.

Les noms de Blida et de Médéah (Médéah est situé deux lieues plus loin vers le Sud), réveillent de tristes souvenirs dans l'âme de tout guerrier qui a fait les campagnes d'Afrique. C'est ici que périrent des milliers de Français, assassinés par le fer d'indigènes perfides à qui, par un manque de précaution inexplicable, on avait livré une garnison française et des armes, pour les protéger contre les invasions des Kabyles. Les Arabes, conduits par un Cadi et un Bey institué par les Français, dirigèrent ces armes contre ceux-là mêmes qui les leur avaient fournies. Ces derniers, entourés de tous côtés dans les rues étroites de ces villes, tombèrent victimes des hordes furieuses qui, avec une joie féroce et infernale, se plaisaient à faire mourir les malheureux blessés par des tourments lents et cruels.

Le jour de la vengeance fut déterminé et l'on dirigea, quelque temps après, une expédition contre ces misérables. Comme ici l'occasion se présente de faire connaître avec quelques détails la manière dont les indigènes font la guerre, ainsi que les fatigues auxquelles le soldat européen est continuellement exposé dans ce pays, l'auteur va donner une courte relation de cette expédition, d'après le journal d'un de ses compagnons d'armes, lui-même n'ayant pu faire partie de l'expédition.


«Dans la première quinzaine du mois d'octobre 1831, dit mon ami, nous commençâmes vers minuit notre marche sur Blida: car c'est dans cette ville que le complot avait été tramé. L'Aratsch, alors peu profond, était traversé en peu de temps et sans aucun danger. L'eau ne nous allait que jusqu'au haut des cuisses, de sorte que les armes et les munitions ne souffraient nullement pendant le trajet, et que nos habits séchaient assez vite. Après une nouvelle marche de deux heures dans la plaine de Mithidjah, sur un terrain inégal, raboteux et fendu ça et là par l'effet des chaleurs, nos vedettes, pendant qu'il faisait encore sombre, découvrirent l'ennemi disposé, comme à l'ordinaire, en groupes irréguliers. On fit faire halte pour attendre le point du jour et pour prendre toutes les mesures convenables en cas de surprise. Puis on envoya la cavalerie à la rencontre de l'ennemi ; mais à peine l'infanterie avait-elle pris position, que déjà le combat était engagé entre nos cavaliers et ceux de l'ennemi. Animés d'une ardeur dont ils n'étaient plus les maîtres, les chasseurs fondirent sur les Arabes. Mais ceux-ci, beaucoup plus nombreux que les nôtres, et favorisés par l'obscurité de la nuit qui nous empêchait d'user de toutes nos ressources, les dispersèrent et les forcèrent à une retraite qui peut-être serait devenue le signal d'une déroute complète, si nos cavaliers n'eussent trouvé le temps de se rallier derrière les bagages et les bataillons de l'infanterie.

«Enhardis par le succès qu'ils venaient de remporter, les Arabes poussant des cris affreux se précipitèrent sur l'infanterie. Ils se flattaient sans doute de venir facilement à bout de cette arme que jusque-là ils n'avaient regardée qu'avec dédain. Un feu de peloton bien nourri dirigé contre eux ne put ni les repousser, ni même les intimider. Mais l'usage de la baïonnette produisit cet effet tant désiré : ils se retirèrent, et ce ne furent plus que quelques insensés qui essayèrent, mais en vain, de rompre nos rangs, tentative qu'eux et leurs chevaux payèrent de la vie.

« Cependant le soleil commençait à paraître, et ses premiers rayons devaient éclairer une nouvelle scène de carnage. On pouvait maintenant faire jouer tous les ressorts de la tactique; c'était à elle à tracer et à exécuter le meilleur plan possible. Jamais la bravoure déréglée ne peut rien sur l'ordre et la discipline : c'est ce que les Africains devaient bientôt éprouver d'une manière désastreuse.

« Voyant l'impossibilité absolue de rien entreprendre contre les baïonnettes croisées de l'infanterie, les chefs arabes cherchèrent d'autres moyens de réussite ; on les voyait se porter de tous côtés pour donner des exhortations et des conseils à leurs soldats. Mais là où chacun agit séparément, comme bon lui semble, toute réussite est impossible. La masse énorme de nos ennemis était semblable à un troupeau qui, menacé par quelque animal féroce, n'écoute plus la voix du berger et se disperse de tous côtés.

« Profitant de ce désordre, nos artilleurs, avec six pièces et de la distance de trois cents pas seulement, mitraillaient l'ennemi. Ici aucun coup n'était manqué, chacun produisit de terribles effets; hommes et chevaux, tout fut écrasé. A l'instant même le découragement s'empara des Bédouins, et beaucoup d'entre eux se retirèrent.

«Aussitôt l'infanterie avança à pas doublés, chargeant et tirant continuellement pendant la marche; l'artillerie en fit autant. Le feu de l'ennemi dont les effets avaient été, en général, peu considérables, parce que les coups tirés par des cavaliers sont toujours moins sûrs, devenait de plus en plus faible et la retraite fut bientôt générale.

« Dès ce moment notre cavalerie se mit à exécuter une manœuvre fort bien conçue. S'étant ralliée, après son premier échec, derrière les rangs de l'infanterie, elle chercha, en partant de notre aile gauche, à prendre l'ennemi par la droite. Cette manœuvre réussit complètement. Deux escadrons de lanciers, soutenus par deux escadrons armés de carabines, de sabres et de pistolets se jetèrent sur l'ennemi déjà en déroute, le culbutèrent et, par une conversion subite, le prirent encore sur les derrières. Il ne resta plus aux bédouins qu'une seule issue pour se sauver. La retraite si on ne voulait pas perdre trop de monde, ne pouvait être opérée que du côté de notre aile droite, là où le bataillon des zouaves était posté: car attaqués de front par trois bataillons d'infanterie soutenus par les pièces d'artillerie tant redoutées, assaillis par les chasseurs sur le flanc droit et sur les derrières, l'issue indiquée était la seule qui leur resta.

« Cependant elle leur fut également fermée par un changement de direction que les Zouaves exécutèrent à la course. Cette opération fut le signal d'un carnage affreux, dans lequel notre cavalerie rivalisa de bravoure et de férocité avec les cavaliers ennemis. J'ai vu des furieux qui, ayant perdu toutes leurs armes, se servaient de leurs mains et même de leurs dents pour démonter et égorger leurs adversaires. J'ai vu des Bédouins grièvement blessés qui, ne pouvant plus faire aucun mal aux cavaliers ennemis lui-même, pratiquaient des incisions aux pieds de son cheval sous le ventre duquel ils étaient couchés.

Voyant que tout était perdu, l'ennemi fit une dernière tentative désespérée pour se frayer un passage. Elle ne resta pas sans succès; nous ne pouvions l'empêcher, le nombre de nos soldats rangés vis à vis de l'aile gauche de l'ennemi et sur ses arrières étant trop faible. La fuite s'opéra dans le plus grand désordre, et les fuyards, longtemps poursuivis par nos cavaliers, éprouvèrent des pertes très considérables.

Quoique la défaite des Bédouins eût été complète, je n'ai cependant pu compter plus de vingt morts; les autres, selon l'usage, avaient été retirés par leurs camarades avec une vitesse et une dextérité étonnantes. Quoi qu'il en soit, le nombre des blessés et des morts a dû être fort considérable, les Bédouins eux-mêmes ayant fait mention de huit cents morts. Quant aux blessés, leur nombre ne saurait être précisé: car ceux dont les blessures étaient peu graves, parvenaient pour la plupart à se sauver, et les autres qui se trouvaient dans un état désespéré, furent achevés par les leurs.

Pendant toute celle scène de carnage je n'ai entendu proférer à aucun de nos ennemis le moindre cri de douleur, je n'ai pas remarqué de leur part le moindre effort pour obtenir grâce. Mais l'aspect que présentaient les mourants était horrible : leurs grands yeux noirs et étincelants exprimaient la fureur et la vengeance, ils grinçaient des dents, montraient le poing à leurs adversaires et serraient avec une force étonnante le couteau ou le yatagan.

«Il n'est point d'usage dans ce pays de faire des prisonniers de guerre; et quant aux chevaux, nous n'en pûmes prendre un seul. Les ennemis, sous ce rapport, furent plus heureux que nous; car tous les chevaux des chasseurs démontés ou tués retournaient auprès de leurs vieilles connaissances : circonstance qui d'ailleurs se présente dans presque tous les combats.

« Parmi nos morts nous ne comptions guère plus de dix-sept chasseurs, trois Zouaves et six fantassins. Ce nombre n'est donc rien en comparaison de celui des ennemis tués.

« Outre la réserve qui ne fut point employée, il y avait eu, de notre côté, tout au plus, quinze cents combattants, tandis que l'ennemi en avait eu au moins dix mille.

« La distance du champ de bataille jusqu'à Blida était d'environ cinq lieues. Malgré le combat que nous venions de livrer, la marche fatigante qui l'avait précédé, et les chaleurs de plus en plus accablantes, nous fîmes le trajet en moins de quatre heures. A neuf heures, les bois d'orangers, de citronniers, d'oliviers et de figuiers qui se trouvent à l'entour de Blida, nous reçurent sous leurs frais ombrages.

De là, nous comptions pouvoir entrer de suite dans la ville, ou, s'il le fallait, la prendre d'assaut, puis nous remettre de nos fatigues, et rassembler de nouvelles forces pour nous en retourner; mais, comme il arrive si souvent, nous avions compté sans notre hôte. Les émissaires et les patrouilles que nous avions envoyés vers Blida vinrent bientôt nous apprendre, que la ville était abandonnée et que les habitants,avec leurs biens,leurs femmes et leurs enfants, s'étaient retirés dans les montagnes qui se trouvent derrière la ville.

La cavalerie reçut aussitôt l'ordre d'entourer Blida et d'observer l'ennemi; le bataillon des Zouaves et les deux compagnies délite du deuxième régiment d'infanterie légère, entrèrent dans la ville; le reste des troupes, dont les deux bataillons de la légion étrangère faisaient partie, occupèrent l'entrée de la ville et formèrent la réserve.

« Fatigués, souffrant de faim et de soif, nous fûmes obligés de rester sous les armes » pendant trois mortelles heures, il nous était impossible de nous procurer de l'eau: car il était défendu à qui que ce fût de s'écarter. Nous eûmes donc recours aux oranges et aux citrons à moitié mûrs, qui d'abord nous rafraîchirent bien un peu, mais qui bientôt augmentèrent notre soif. Toute autre nourriture nous manquait également: car le pain qui, la veille de l'expédition, nous avait été distribué, avait été mangé soit pendant la nuit, soit pendant la marche.

«Blida était abandonné, et l'on n'y trouva que quelques enfants et vieillards. Le pillage avait été défendu, mais la défense ne fut pas rigoureusement observée. Les Zouaves surtout, familiarisés avec la manière de vivre et les mœurs de leurs compatriotes, savaient tirer avantage de leur séjour en cette ville; on les voyait emporter toutes sortes d'ustensiles, des harnais, des manteaux, des châles, des pots de beurre et de lait, des poules, etc. Les chasseurs et les deux compagnies d'élite du deuxième régiment d'infanterie légère ne s'étaient pas oubliés non plus. J'ai vu entre autres un chasseur, muni d'un châle que plus tard il doit avoir vendu pour douze cents francs. D'autres, enfin, à ce qu'on prétend, ont emporté de l'argent qu'ils avaient découvert sous les dalles qui se trouvent au milieu des chambres d'habitation, lieu où les Arabes ont coutume de cacher leurs trésors.

«Avant le pillage, les Zouaves, chargés de reconnaître le terrain situé au sud de la ville, vers les montagnes, avaient encore perdu trois des leurs par des coups de fusil tirés par des Arabes embusqués. Les ennemis reparurent ça et là et occupèrent les montagnes voisines, du haut desquelles ils voyaient avec regret leur ville au pouvoir des Français, sans être en état de s'y opposer.

«Le général leur fit dire aussitôt par des interprètes, que s'ils continuaient à nous harceler, il ferait incendier Blida et massacrer les enfants et vieillards qui y étaient restés. Cette menace ne manqua pas son effet. Les Arabes, qui dans cette journée avaient éprouvé des pertes très considérables, et qui par cela même étaient découragés , cessèrent à l'instant même toute hostilité. Nous pouvions dès lors agir sans être inquiétés le moins du monde, et notre retour pouvait se faire dans le plus grand ordre et avec une sécurité parfaite.

« Nous quittâmes Blida à une heure de l'après-midi pour rejoindre notre camp. La soif, la faim et la chaleur nous tourmentèrent encore beaucoup pendant la marche. Si, sur notre chemin, il y avait eu des villages et des auberges, ou si d'un autre côté il y avait eu moins de danger à se séparer du gros de l'armée, il est très probable que pas dix hommes de seraient arrivés de suite au camp.

Cette fois-ci les habitants de Blida et de Médéah semblaient ardemment et de bonne foi désirer la paix. Ils avaient éprouvé des pertes très considérables, tous leurs projets avaient été anéantis, et, pour comble de malheur, plusieurs tribus, jusqu'ici alliées, les avaient abandonnés. Il ne leur restait donc plus d'autre ressource que de se soumettre à toutes les conditions que ce dernier leur imposerait.

« Le bey et le cadi qui avaient été à la tête de la sédition, furent livrés pour être plus tard décapités à Alger, et les habitants prêtèrent serment d'obéissance et de fidélité. »


() Le narrateur faisait partie de la légion étrangère.